«Sembene voulait que sa maison, Galle Ceddo soit…»
Le Pr Ousmane Sène se souvient encore de sa toute première rencontre avec Sembene Ousmane, qui s’était contenté, à l’époque, de ne lui tendre que l’extrémité de ses doigts. Froissé par l’attitude du personnage, Ousmane Sène s’en remet alors à Samba Gadjigo. Sous la froide poignée de mains du personnage, un homme chaleureux, devenu au fil des années, le «tonton» de Samba Gadjigo, qui l’accompagnait lors de tous ses voyages aux Etats-Unis, et qui lui a d’ailleurs consacré un long métrage documentaire intitulé «Sembene !» Dans cet entretien, le Professeur de français et de littérature africaine, qui est à l’origine de ces 72h d’hommage à Sembene, du 9 au 11 juin, dit de sa relation avec Sembene, que c’était un peu comme dans un mariage, où l’ «on ne se sourit pas tous les jours». Dans les lignes qui suivront, vous l’entendrez aussi revenir sur le différend entre Sembene Ousmane, et l’écrivain Boubacar Boris Diop, au sujet de «Camp de Thiaroye», un épisode que Gadjigo raconte d’ailleurs dans «Sembene !» Dans une interview accordée à l’Agence de presse sénégalaise (Aps) en 2007, Boubacar Boris Diop en parlait plutôt comme d’un «malentendu (…) auquel ils ont fini par ne plus penser». «Je suis allé dîner chez lui avec son biographe, le professeur Samba Gadjigo», avait-il même dit à l’époque.
Quelqu’un d’aussi iconoclaste que Sembene aurait-il apprécié, vous qui l’avez connu, qu’on lui rende hommage ?
Ah…Je sais que Sembene a toujours voulu qu’on immortalise son travail, il parcourait le monde de festival en festival, et d’ailleurs avant son décès, il ne l’a pas mis dans son testament, mais il a confié à des amis qu’il souhaiterait que sa maison, Galle Ceddo, qui est à Yoff, soit maintenue et transformée en centre culturel, et donc il a voulu laisser des traces. (…) Je sais que Fidel Castro avait dit expressément qu’il ne voulait absolument rien de tout cela après sa mort : ni rue, ni monument à son nom. Mais je sais aussi que Sembene a voulu qu’on le commémore, il a voulu qu’on immortalise, au-delà de sa modeste personne, tout le message qui est contenu dans son travail, qu’il a voulu que nous continuions.
Dans «Sembene !», vous revenez sur le différend entre Boubacar Boris Diop et Sembene. Pourquoi avoir décidé d’en parler dans votre film ?
D’abord c’était pour montrer tout simplement qu’on ne peut pas peindre Sembene en rose. Je sais que ce passage a beaucoup été mal interprété, mais il a été interprété. Le public a droit à son opinion. C’est-à-dire que personnellement, la signification de l’œuvre d’art surgit au point de rencontre du lecteur et du spectateur. Nous, nous avons mis ce passage dans ce film, non seulement parce que nous ne voulions pas peindre un Sembene monolithique, superman ou démiurge. Nous voulions aussi montrer qu’il a ses défauts ; mais au-delà de tout ça, ce que nous avons voulu montrer, c’est que Sembene ne s’arrêtait à aucune considération morale, quand il s’agissait de faire ses films. S’il faut prendre l’argent des cadets…D’ailleurs, il le dit lui-même. Il dit que : «Je coucherais avec le diable pour faire mes films». Donc, c’est cet aspect machiavélique de Sembene que nous avons voulu illustrer en mettant l’épisode de «Camp de Thiaroye». En 1985, le Gouvernement sénégalais donne de l’argent pour revaloriser le cinéma africain, on lance un concours de scénario, et une équipe de jeunes gagne pour faire « Thiaroye 44 ». Le film ne se faisait pas, Sembene n’a pas hésité une minute à prendre l’argent pour faire son film. Donc, c’est dire que les considérations d’ordre politique, morale, formel, pour Sembene, il n’y a qu’une considération qui compte : faire ses films. Voilà ce que nous avons voulu dire dans le film.
Mais certains téléspectateurs ont dû tomber des nues, en découvrant cette image, moins rose comme vous dites, de Sembene ?
Oui, mais c’était un homme, et il avait ses défauts. Aux Etats-Unis, on m’a reproché par exemple de ne l’avoir pas montré dans sa vie privée intime, mais je me moque de ce que Sembene faisait dans sa chambre à coucher. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont il a contribué à notre common good (à l’intérêt commun, Ndlr).
Qui était Sembene, finalement ?
Au lieu de dire que c’était un écrivain, ou un cinéaste, je vais dire que c’était un militant. Sembene était un autodidacte, un ancien soldat de la 2ème Guerre mondiale, qui atterrit à Marseille en 1947, presqu’illettré, qui devient membre du Parti communiste (…). En pleine effervescence du mouvement de la Négritude, il se rend compte que ce mouvement-là, s’il donnait la parole à l’élite africaine, laissait sous silence les masses africaines colonisées. Et c’est là qu’il décide de faire quelque chose…Sembene a même milité contre la Guerre en Algérie, il a protesté sur le port de Marseille contre la Guerre en Corée, mais à un moment donné il s’est rendu compte que c’est seulement à travers l’art et la Culture, qu’il pouvait inscrire dans la durée ces protestations pour la liberté des Africains. Donc, il s’est appris lui-même à lire et à écrire. Il a commencé à écrire en 1956. Ensuite, en 1960, revenu ici en Afrique, il s’est rendu compte du fossé, du hiatus qu’il y a entre l’écrivain africain en langue occidentale, et le public africain, et c’est à ce moment-là qu’il a commencé à faire des films. Je ne dirais pas que c’est un cinéaste militant, c’est que c’est plutôt un militant cinéaste.
C’était un homme extrêmement complexe. Je vais vous raconter une histoire : j’ai eu le privilège d’être sur le plateau de Sembene (…) au Burkina Faso en 2002, pendant le tournage de «Moolaade». C’était un tournage qui duré 11 semaines. Au bout de la 8ème semaine, Sembene, qui avait 82 ans, malade, faible, passait toutes ses nuits avec une perfusion dans le bras. A 6 heures du matin, il enlevait la perfusion, nous allions sur le plateau, jusqu’à 20h. Pour moi, ça c’était une très grande leçon. (…) J’ai vu un vieillard, qui m’apprenait à moi, qui avais à l’époque à peine 30 ans, que l’âge n’est pas une limite à ce que nous pouvons faire. C’est cette leçon-là que j’ai apprise de Sembene.
Sembene Ousmane n’était donc pas très facile à cerner, pas très accessible. Comment êtes-vous devenu son «neveu» ?
Ah c’était très difficile, c’était très difficile, mais je crois qu’il y avait entre nous un dénominateur commun : il avait l’âge de mon père, mais nous regardions dans la même direction. J’étais un jeune idéaliste, qui avais compris son œuvre, et qui avais pensé qu’en écrivant sur lui, j’allais pouvoir aider à propager ce message-là. Jusqu’à sa mort, on avait nos contradictions. C’est comme dans un mariage : on ne se sourit pas tous les jours, l’essentiel c’est qu’on regarde dans la même direction. Ainsi nous avons pu composer pendant près de 18 ans, j’organisais toutes ses visites aux Etats-Unis. Pendant ces 18 ans, jamais il ne s’est déplacé à travers le monde sans ma présence, que ce soit en Europe, ou aux Etats-Unis.
Vous l’avez dit. Vous n’êtes pas cinéaste. C’était difficile de faire ce film ?
7 ans…de ma vie… Je ne savais absolument rien du cinéma, donc il fallait complètement apprendre, et j’ai appris, j’ai pu former une équipe, et je dois rendre hommage à Jason Silverman, qui est mon associé dans une petite compagnie que nous avons créée, qui s’appelle Galle Ceddo Projects. Nous avons écrit ce que je pourrais appeler notre scénario, ça nous a pris 5 à 7 ans pour réaliser le film. Il fallait tout apprendre à zéro, il fallait trouver l’argent que je n’avais pas. Quand on n’a pas de moyens, on devient créatif, beaucoup d’idées d’innovation. On a fait un crowfounding (une collecte de fonds, Ndlr). (…) Ce qui m’a touché, c’est que j’ai vu des étudiants donner un dollar. Pour moi, ce dollar a autant de valeur que les 100. 000 dollars reçus de quelqu’un d’autre. C’est dire que ce sont des gens qui ont compris le message, et qui ont voulu s’y associer. Là on a eu des financements de la Fondation Ford, du fin fond de la Rdc (République démocratique du Congo, Ndlr), du fin fond du Niger, on a eu des volontaires qui ont accepté de prendre le Dvd et de montrer le film gratuitement. C’est ça ; c’était ça notre objectif.
Et pourquoi le point d’exclamation sur le titre de votre film ?
On nous a toujours taquinés à ce sujet, mais de toutes les façons le titre est très ouvert. On a mis «Sembene !», mais c’est au spectateur de voir ce que cela signifie, parce que moi je fais aussi partie de ceux qui croient que l’œuvre d’art n’a pas une signification figée, le créateur a une certaine sensibilité, il ou elle investit son expérience dans cette œuvre d’art, mais comme je l’ai dit tout à l’heure, l’art n’acquiert sa signification qu’au point de rencontre entre le créateur et le consommateur de cet objet d’art-là. C’est une signification ouverte.
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Sembene !